« Spiritualité » : voici un mot à la mode.

Tout aujourd’hui peut devenir une expérience spirituelle. Un seul exemple suffira à l’illustrer. Un article de presse du 5 août 2000 rapportait qu’«un homme de 49 ans monte et descend depuis six semaines les 222 marches de l’escalier de la butte Montmartre à Paris afin de prouver qu’il est possible de repousser ses limites physiques en donnant à ce qu’il fait une dimension spirituelle. Il espérait avoir atteint son but en dix jours : escalader 4 millions de marches en deux mois ». On nous informait que cet homme espérait également que son exploit serait inscrit au Livre des records Guinness !

Quand un mot peut tout dire, il ne veut plus rien dire. L’acte même de la parole est alors mis en péril. Aujourd’hui les usages du terme spirituel englobent des réalités très larges et parfois contradictoires. Parler est le refus de la pesanteur de se taire. C’est aussi le refus d’une confusion qui s’annonce paradoxalement comme unité surpassant toute distinction. Babel en est l’archétype. « Tout le monde parlait alors la même langue et se servait des mêmes mots. » (Gn 11, 1) L’idéal [ou l’illusion] de Babel a été placé au seuil de l’histoire humaine dans le texte biblique.

Peut-on donner à une expérience singulière – comme celle de cet homme montant et descendant l’escalier de la butte Montmartre – une « dimension spirituelle » ? Selon ce fait divers rapporté dans un journal, toute activité visant à repousser les limites physiques d’un individu a une valeur spirituelle. Dès lors, les sports, tout particulièrement ceux dits extrêmes, les voyages en solitaire, l’exploration spatiale sont à ranger parmi les expériences spirituelles. A contrario on doit refuser une portée spirituelle à l’action qui n’est pas dépassement des limites physiques ou autres. « La vie spirituelle est une entreprise par laquelle la personne humaine tend à unifier son expérience de vie dans l’achèvement et le dépassement de soi-même. ». La recherche du dépassement des limites, de soi-même, semble être, de nos jours, le dénominateur commun de toute expérience qualifiée de « spirituelle ». Mais lorsque le but d’un homme, pour reprendre l’exemple du « marcheur de Montmartre », est de figurer au Livre des records Guinness, faut-il parler de transformation ou d’aliénation? Cette forme d’action insensée peut être une forme de déni, de refoulement de la finitude humaine.

Une conception déterminée de la liberté est sous-jacente aux discours de la nouvelle spiritualité. L’absence de limites, de frontières, d’entraves politiques, religieuses, sociales la définit essentiellement. En résumé : quand il n’y a plus d’obstacles, alors il y a la liberté. La publicité, par exemple, comme nombre de messages commerciaux, participe aussi à la promotion d’une liberté qui est dépassement des limites.

Étrange point commun, d’ailleurs, entre la « nouvelle économie » et la « nouvelle spiritualité ». La nouvelle spiritualité et la nouvelle économie exigent le dépassement de soi, du matériel, du biologique, du social, du psychologique, etc. . Les discours économiques distinguent entre les performants et les non performants, les productifs et les improductifs, les consommateurs et les pauvres, les compétitifs et les perdants, etc. Les spiritualités contemporaines proposent aussi leurs discriminations : il y a le spirituel et le religieux, l’expérience mystique et les croyances, etc. L’une et l’autre répètent ainsi les vieux clivages sociaux et religieux entre les purs et les impurs, les touchables et les intouchables, les parfaits et les pécheurs. La prescription actuelle du surpassement de soi est la nouvelle loi « divine » de notre monde. Elle appelle à la démesure dans les activités extrêmes, dans la consommation fébrile, dans la quête de records, dans la compétitivité des « survivors ».

ÊTRE DÉPASSÉ-E

Une spiritualité maçonnique intempestive

La philosophie de la Franc-Maçonnerie n’appelle pas au dépassement de soi, mais elle demande de se laisser dépasser. Être dépassé par l’autre, par le premier venu avec lequel on entre en dialogue comme avec un Frère.

Se dépasser – être dépassé . Ceci peut paraître un joli jeu de mots. Mais en Franc-Maçonnerie, notre vérité ne réside pas dans le « dépassement de soi », mais dans la réponse à ce qui nous dépasse. Être dépassé par ce qui marque la naissance de la liberté authentique dans la rencontre avec la limite de soi. La liberté authentique est intempestive, insoumise aux « dogmatiques » à la mode. Une fable de Sören Kierkegaard dit cette « disharmonie ». Il écrivait en 1848 dans ses Discours chrétiens :

« Dans la barque, le rameur tourne le dos au but vers lequel il s’efforce pourtant. Il en est de même du lendemain [du futur]. Quand, grâce au secours de l’éternel, l’homme vit plongé dans le jour présent, il tourne le dos au lendemain Et plus l’éternité l’y plonge, plus aussi il tourne délibérément le dos au lendemain qu’il ne voit pas. […] Et c’est ainsi qu’un homme doit s’orienter pour bien travailler aujourd’hui. Tout moment d’impatience où l’on veut regarder au but pour voir si l’on s’approche un peu est toujours une cause de retard et de distraction. Non; sois une fois pour toutes et sérieusement résolu et mets-toi au travail – le dos tourné au but. Ainsi fait le rameur dans la barque, et de même le croyant. ».

La Franc-Maçonnerie ne passe-t-elle pas aujourd’hui par l’entêtement spirituel de ceux et celles qui, le dos tourné aux objectifs des grands de ce monde, rament, recueillent les hommes et les femmes rejetés par des systèmes implacables et régulièrement cessent de ramer pour retrouver leur souffle et redevenir chercheurs d’une Vérité qui les dépasse? Ils peuvent aussi voir les croix indéracinables de ceux et celles qui ont refusé les grands rêves messianiques des Seigneurs d’hier et d’aujourd’hui.

« Dans notre société, où la norme est la réalisation de soi et l’impératif est celui de vivre avec un maximum d’intensité et de sensations, il arrive en effet que l’individu ne se sente « pas à la hauteur » de l’injonction qui lui est faite de « réussir sa vie ». Cette obligation en condamne beaucoup – presque tous – à la médiocrité sociale et même spirituelle.

Être Franc-Maçon, ce n’est donc pas chercher le dépassement de soi ou de ses limites. C’est accepter d’être dépassé par plus grand que soi. Plus grand que soi que la Franc-Maçonnerie Régulière nomme le Grand Architecte de l’Univers, vocable parmi d’autres pour dire l’idée de Transcendance héritées des traditions monothéistes.

C’est aussi pour cette raison que le Maçon prendra son obligation sur ces Trois Grandes Lumières que sont la Bible ou Volume de la Loi Sacrée, l’Équerre et le Compas.

La Bible. Quoique la Franc-Maçonnerie interdise dans ses Loges toute discussion religieuse ou politique et se refuse à toute définition dogmatique, elle sait aussi que son message puise sa source dans cet Écrit. Écrit qui, comme tout Écrit sacré, devient le signe d’une Vérité qui nous dépasse et qui reste à découvrir.

L’Équerre. Rectitude du comportement de celui qui place sa liberté d’action, non pour se dépasser mais pour s’engager au service de la droiture et de la justice.

Le Compas. Parce que la justice et la rectitude deviennent légalisme et rigidité sans cette ouverture de l’esprit, du cœur et des bras comme les branches ouvertes d’un compas.

Le premier venu est plus grand que l’ homme. C’est l’unique chose qu’il cherche à nous faire entrer dans nos têtes lourdes. Le premier venu est plus grand que nous… écrit Christian Bobin.

Être Franc-Maçon, c’est savoir qu’il y a plus grand que nous. C’est prendre conscience que nous ne sommes ni les premiers ni les derniers à nous engager sur ce chantier de l’Humanité qui nous dépasse par l’ampleur de la tâche.

Cependant, avec l’aide du Grand Architecte de l’Univers et le secours de nos Frères , nous ne lâchons pas prise. Nous attendons notre dernier souffle pour que les outils tombent de nos mains.

Un Frère, Vénérable Maître de Loge et membre de l’Étoile du Jura.

Jean-Claude Breton, Pour trouver sa voie spirituelle, Montréal, Fides, 1992, p. 8, cité par Richard Bergeron., p. 231.

Sören Kierkegaard, Oeuvres complètes, Tome XV, Paris, Éditions de l’Orante, 1981, p.68.

Francis Jauréguiberry, « Le moi, le soi et Internet », Sociologie et Sociétés, vol. XXXII , n o 2, automne 2000, 135-151, p. 140.